26 juin 2008

Soleil russe


« A l’égal des personnages dostoïevskiens, Serge Charchoune a l’âme exaltée, portée par les élans du cœur, avide de dépassement, livrée aux souffles et aux appels de l’esprit. Arrivé de Samara à Paris en 1912, âgé de vingt-quatre ans, les yeux encore éblouis par les icônes, les étoffes chatoyantes et un art populaire marqué du sceau de Byzance, il était peu enclin, de par cette formation même, à attacher du prix aux traditions académiques occidentales, et trouva naturellement sa place auprès des artistes dont les recherches audacieuses et l’élan créateur devaient assez vite bouleverser les données de l’esthétique conventionnelle. Son nom fut associé au cubisme, au « purisme », à Dada, aux revues Merz et Manomètre, et jusqu’au « musicalisme » […]
Chemin faisant, il rencontra l’ascèse, le garrot de la misère, les hivers sans feu, les repas transparents et les journées d’oisiveté cruelle lorsque, faute de matériel, il ne pouvait plus peindre. […]
Célibataire né, cet homme vertueux, facilement effarouché par toute allusion licencieuse, mais pénétré d’une sainte tolérance, habite depuis longtemps, cité Falguière, un atelier étroit et délabré où la loggia, reliée au sol par un escalier branlant, ressemble à la hune d’un navire en détresse. […]


Serge Charchoune in L’Œil cacodylate
Les deux sources essentielles de l’inspiration de Charchoune sont la musique et l’eau qui coule, et je crois bien que dans son esprit ces deux sources sont identiques. « Je ne peux pas vivre sans voir l’eau », dit-il fréquemment. […]

Parfois, à l’aide rectangles superposés, il échafaude de prodigieux palais sans portes ni fenêtres, domaines de l’âme perdus dans un halo mystique, sous une dominante mauve ou violette. L’usage qu’il a pu faire de l’arabesque, et son penchant pour la symétrie, apparenteraient son œuvre à celles des médiums. […]

Serge Charchoune, ai-je besoin de le dire ?, n’est nullement un méconnu. Des hommes aussi diversement éclairés et exigeants que Georges Duthuit, André Breton, Robert Lebel, lui ont, en temps voulu, rendu hommage. Des artistes de la qualité de Jacques Villon ou de Max Ernst le tiennent depuis longtemps en haute estime. Marcel Duchamp lui a démontré l’intérêt qu’il lui porte en contribuant à lui faire obtenir le prix Copley. Cette reconnaissance, toutefois, reste le fait de quelques-uns et, l’on est confondu de voir la place infime que tient Charchoune dans les ouvrages de caractère général, qui sont sensé nous renseigner sur l’art moderne. N’en fut-il pas, cependant, l’un des pionniers les plus originaux ? […] Je ne doute pas que l’œuvre de Charchoune, qui a sa grandeur et son mystère, ne vienne un jour à bout de l’indifférence ou de l’incompréhension. Puisse ce jour ne point arriver trop tard et, veuille le sort, que de ce gentil héros, l’on ne nous fasse un martyr. »
1956

Patrick Waldberg, « Serge Charchoune », in Mains et Merveilles, Mercure de France, Paris, 1961, pp. 202-207.

Prière d'insérer de Mains et Merveilles (Patrick Waldberg, 1961)
Depuis longtemps déjà, il m’est impossible de mettre la main sur une reproduction d’une couverture de Transbordeur Dada. Les rares notices nous apprennent que Serge Charchoune publia le premier numéro de sa revue à Berlin en juin 1922. Entièrement rédigée en russe (et de la seule main de Charchoune pour le premier numéro), la revue Transbordeur Dada [Perevoz Dada] fut publiée jusqu’en 1949.
Par deux fois, en 1916 et 1917, Charchoune présenta ses œuvres sur les cimaises de la très fameuse galerie Dalmau de Barcelone. 1917, c’est l’année de Fountain (Duchamp et Isadora Duncan se trouvèrent à New York cette même année) mais c’est aussi l’année où paraît le premier numéro de 391 (janvier) dont l’administration est domiciliée à la galerie Dalmau.

391, ours du premier numéro (Barcelone, janvier 1917)
Charchoune et Picabia ne se rencontrèrent pas, nous dit-on, à Barcelone en cette époque.
En mai 1920, Charchoune écrivit à Picabia :

Monsieur

Vos œuvres picturales et poétiques m’intéressent depuis longtemps. Je tiens à vous connaître et montrer mes travaux […]


Michel Sanouillet (pour ces deux extraits, supra et infra, in Dada à Paris, Paris, CNRS éditions, 2005, p.163) précise que le peintre russe, en dépit d’une « fin de non-recevoir » réitéra sa manœuvre initiale le 30 mai :

« Je m’en fous si ça vous plaît ou non que vous avez (sic) des admirateurs et des élèves. Je le suis. En échange de cette camelote [quelques dessins], envoyez-moi quelques éditions de votre école. Je littérature proverbe aussi. »

Serge Charchoune, dessin in 391 (n° 14, novembre 1920, p. 6)
« Je littérature proverbe aussi » : Charchoune signifiait-il alors à Picabia qu’il attendait de ce dernier un envoi de quelques numéros de Littérature et de Proverbe ? * Signifiait-il qu’il avait connaissance de ces deux revues ? J’aimerai pouvoir répondre : les deux mon général.
Les indications que j’ai pu noter au sujet de Charchoune s’avèrent parfois contradictoires. Un gros travail reste à faire !

Enfin, je signale la réédition chez Gallimard d’un recueil de textes d’Alain Jouffroy intitulé Une révolution du regard. (La première édition, devenue recherchée, remontait à 1964). A noter également, aux éditions du Félin, deux volumes de Gilbert Lascault : Figurées, défigurées. Petit vocabulaire de la féminité représentée (1977) et Ecrits timides sur le visible (1979 et 1992).

Serge Charchoune, illustration in Manomètre (n° 4, août 1923, p. 60). Texte de Pierre de Massot.
Récapitulons : si une bonne âme pouvait me transmettre le scan d’un numéro de Transbordeur Dada, ce serait extra.

* La revue Proverbe de Paul Eluard a fait l’objet d’une réédition en fac-similé par le Centre du XXe siècle. Est-elle toujours disponible sous cette forme ? Voir ici. Quant à la revue Littérature, que dire ? Les éditions Jean-Michel Place, qui ont publié le fac-similé de l’ensemble des numéros de Littérature (deux volumes sous coffret), ont jeté l’éponge il y a quelques mois. Epuisés depuis longtemps sous cette forme, les numéros de cette revue sont malheureusement devenus rarissimes. Le libraire qui me vendit à prix d’or ce coffret, il y a de cela près de dix ans, crut bon de me préciser : « C’est bête à dire, mais cette édition en deux volumes est devenue presque aussi rare que les originaux ».