19 février 2008

Intempestivitude de l’histoire

Si je commence à les connaître un peu mieux aujourd’hui, il m’arrive certains soirs, après avoir passé et repassé un diaporama maison, de me dire à juste titre qu’ils ne demeureront pour moi que de parfaits inconnus. Que pourrais-je dire en effet des derniers mois de Valentine Hugo, de la souffrance de Pierre de Massot, des rires de Kiki et de ceux de Man Ray qui résonnèrent dans leurs chambres parisiennes ? Décembre 1921.
Que dire de la rencontre, un peu plus tardive, entre Walter Benjamin et Marcel Duchamp ?
Fin 1923, ce dernier « emménage » à l’hôtel Istria,



L'hôtel Istria, tout à fait à gauche, juste derrière l'arbre au premier plan

29, rue Campagne-Première, Paris XIVème. Dada est presque un lointain souvenir. Dans les escaliers de l’hôtel, à la réception, se croisent Francis Picabia, Elsa Triolet, Germaine Everling, Man Ray, Marcel Duchamp et tant d’autres … Autant le dire : des illustres inconnus !

Fin 1923. L’avant-dernier numéro * de Littérature paraît le 15 octobre. Picabia assure encore l’illustration de couverture et la librairie Gallimard (15, boulevard Raspail, Paris 7ème – Téléph. : FLEURUS 24-84 – Nord-Sud : BAC) continue de proposer


des « livres anciens et modernes, [des] ouvrages d’art et de luxe ».
Il faudra attendre juin 1924 pour qu’expire enfin Littérature : le sommaire du numéro 13 et dernier de la « nouvelle série » fait déjà appel au passé. Rimbaud et Apollinaire assurent l’ouverture (la couverture, au sens de faire-valoir ?) de l’ultime numéro de la revue. Son directeur, André Breton, a tout compris : le numéro porte en sous-titre :


« Numéro démoralisant ».
Pas perdus pour tout le monde, pour reprendre, non l’argumentation dans son ensemble, mais le bon mot, et partant le titre d’un article de Michel Vanpeene.** Rien de perdu donc, puisque le Manifeste du surréalisme paraît en 1924. Dada avalé, et très vite digéré. On ne digère plus d’ailleurs, on dirige. Plus précisément, et déjà : on gère.
Ça n’a l’air de rien.

Plus prosaïquement, voici quelques données brutes relatives aux principaux signataires de L’Œil cacodylate :

La liste des signataires se lit de gauche à droite. Ils ont vécu [X] années

Circa 1890, cette génération (hommes et femmes confondus, source Ined) avait une espérance de vie de 44-45 ans. Du fait que nos artistes ne travaillaient pas au fond de la mine, ils ont pu profiter et vivre au moins 25 ans de plus que leurs contemporains.

Âge des signataires en 1921

Par-delà les privilèges d'une classe sociale (qui fréquentait Le Bœuf sur le Toit au temps de L’Œil cacodylate ?), je me suis posé cette simple question : en décembre 1921, quel âge avait Isadora Duncan, et Serge Charchoune, et Céline Arnauld, et Francis Poulenc ?

* Plus précisément un double numéro (11 et 12)

** Michel Vanpenne, « Pas perdus pour tout le monde », in Recherches Poïétiques, 6/97, été 1997, Revue de la Société Internationale de Poïétique, Presses Universitaires de Valenciennes – Société Internationale de Poïétique, ae2cg Éditions, Fourqueux, pp.88-89.